Les Carnets de Théodore Monod

De ses expéditions dans le désert du Sahara, Théodore Monod n’a pas uniquement rapporté à l’humanité des traces de différentes espèces perdues, quelles soient humaines, végétales ou animales. D’abord scientifique, l’homme a retiré, au cours de sa vie, quelques réflexions quant à l’humanité, toujours aussi actuelles malgré les années.

Qualifié d’humaniste par ses pairs, on retrouve dans ses écrits, outre ses recherches quant à ses travaux scientifiques, un regard frappant de justesse quant à la condition humaine. Le Sahara, ses expéditions loin des contraintes très matérielles du quotidien, lui ont permis d’avoir une totale indépendance d’esprit, qu’il n’hésitera pas à user, plus tard, contre le gouvernement de Vichy, dans la Guerre d’Algérie, sur l’arme atomique et bien d’autres sujets.

Les Carnets de Théodore Monod séduiront à n’en pas douter les lecteurs habitués de ses récits, de ses explorations. Il s’agit ici non pas d’un nouveau témoignage, mais d’un recueil de quelques unes de ses réflexions que l’homme a tenu dans ses carnets. Son fils, Cyrille Monod, s’est plongé dans tous les écrits de son père rapportés de ces voyages et de sa vie en général, et a tenu à mettre en avant la « personne » de son père. Il apporte ainsi aux fervents admirateurs de Théodore Monod, un autre regard sur l’homme, une approche sans doute plus profonde. Un bel hommage d’un fils pour son père qui devrait indiscutablement rejoindre les bibliothèques de tous ceux qui ont déjà été emportés par les écrits de Théodore Monod.

Extraits, tirés de Les Carnets de Théodore Monod, par Cyrille Monod (Le Pré aux Clercs 1997)

« Esprit Critique

L’adjudant a de l’esprit critique: c’est prodigieux, pour un primaire. Il n’a pas la superstition du texte imprimé ; le « c’est su’ l’ journal » ne lui tient pas lieu de preuve. D’ailleurs, je l’encourage perpétuellement dans un universel doute. Savoir, c’est consentir à admettre que l’on ne sait pas. Or le primaire ne veut pas : il croit savoir, il affirme (et il n’y a pas plus affirmatif qu’un ignorant !) et il généralise, ce qui est encore un défaut mental de la plus extrême gravité ; rien ne m’exaspère comme d’entendre les crétins prononcer des oracles définitifs sur les Anglais, les curés, les Arabes ; abrutis ! Vous n’avez pas honte, menteurs ? Quel Anglais, quel curé, quand, où, comment ?
Oued Alegnenou, 29 mars 1929 »

« Temps Perdu

[…] Ainsi la vie, qui se passe à habiter un avenir que l’on peuple de grandes choses et qu’on ne réalisera jamais, tandis que l’on néglige le présent, notre seule possession. Le petit bien que l’on pourrait faire, on ne le fait pas, perdu dans la contemplation du grand bien que l’on voudrait faire et que l’on ne fera pas non plus. Et le temps se gâche, et la nuit vient où personne ne peut travailler, mais où se retrouveront, justement mérités, les cruels remords et le châtiment.
Paris, 4 octobre 1931 »

« Propagande

On se tromperait gravement en imaginant que le problème français, notre problème, n’est aujourd’hui que militaire et par conséquent que matériel.
Il faut délivrer le sol de la France, sans doute, mais il n’est pas moins urgent de délivrer son âme avant que la propagande ennemie, acharnée, tenace, et à qui ne manquent pas les complices, ne soit parvenue à lui causer de trop graves dommages.
J’étais à Paris il y a quelques mois. Naturellement, la vue dans nos rues des uniformes verts ou gris de la race des « maîtres » n’est pas précisément agréable. Mais ce n’est pas le plus grave. L’éventaire d’un marchand de journaux où s’étale la pourriture des nazis et de leurs domestiques me paraissait autrement redoutable. Ces bottes s’en iront un jour, elles prendront même, alors, je l’espère, le pas de course, mais ce poison démoniaque, instillé goutte à goutte dans notre sang, et dans celui, plus sacré encore, de nos enfants, comment et en combien de temps parviendrons-nous à l’éliminer entièrement ? Des taches d’ordure ou de sang, sur un pavé, ça se lave et il n’y paraît plus. Mais, ces germes de mensonge et de corruption semés dans les cœurs trop souvent sans défense, quelle vigoureuse cure de désintoxication ne faudra-t-il pas entreprendre pour les arracher ?
Cette cure, elle nous regarde tous. Nous y pouvons tous collaborer. Tous ne se battront pas sur la ligne de feu, le front matériel, mais tous peuvent défendre, et, là où il le faut, reconquérir les secteurs menacés ou occupés de la vie spirituelle française.
Notre Combat, Dakar, 4 avril 1943 »

« Marseillaise

[…] Allons droit au fait : que pourrait penser un témoin impartial, disons quelque habitant de Mars ou de Jupiter, venant aborder notre planète, d’un pays où l’on contraint d’innocents bambins à s’égosiller pour appeler de leurs vœux l’abreuvement des paisibles champs de leur village par un sang « impur » ?
Que conclurait-il à voir un sauvage cri de guerre tenu pour un cantique sacré, qu’il convient d’écouter tête nue, au garde-à-vous, comme devant je ne sais quelle monstrueuse idole ? Comment accepterait-il sans rire les protestations d’antiracismes de ceux qui tiennent à ce qu’il existe plusieurs sangs, les uns « purs », les autres « impurs », ces derniers bons tout au plus à engraisser la terre et qu’il importe de verser avec allégresse ?
[…] Je ne suis ni assez ignorant, ni assez sot pour méconnaître le poids, l’énorme poids du préjugé, de l’habitude, de la tradition, et je sais bien que notre pays n’est pas à la veille de renoncer à l’espoir « d’abreuver ses sillons » d’un « sang impur », idéal tout à fait digne, n’est-ce-pas, d’une société qui se prétend civilisée. Nous ne le verrons pas demain adopter pour hymne national un chant de paix et de réconciliation, un chant de fraternité, un chant de communion avec la nature et de respect de la vie.
Union Pacifiste, 1er décembre 1969 »

« 14 juillet

Monsieur le Président,
Je tiens à m’excuser de ne pouvoir assister à la réception du 14 juillet à laquelle vous avez bien voulu m’inviter. Je continue à nourrir le vivant espoir que le jour viendra où la fête nationale ne sera plus seulement militaire et verra défiler aussi les bûcherons, les cheminots, les mineurs, les instituteurs, les infirmiers et plus uniquement les hommes de guerre.
[…]
Théodore Monod, Lettre publiée dans Union Pacifiste, août 1988 »

« Pacifisme

Ce ne sont pas vingt pacifistes français qui vont impressionner ceux qui nous dictent nos lois et notre avenir. Si nous croyons en quelque chose, si nous croyons à la paix, nous avons le devoir d’exprimer, comme nous le pouvons, nos certitudes spirituelles, religieuses, sociales ou humanitaires.
Convaincre les hommes qu’il faut renoncer à la violence, à la guerre… mais ils continuent d’aimer la violence et la guerre et nous n’allons pas les convaincre du jour au lendemain. Mais on sème, on sème au hasard. Peut-être que, de loin en loin, un grain germera. Il existe un certain nombre de consciences capables de résister à la tradition guerrière.
Ni les ténèbres ni les échecs ne justifient le laisser-aller. Tout vaut l’espérance et je repense toujours aux mots de mon père : « Il faut croire quand même, espérer quand même, aimer quand même. »
Propos recueillis par Martine Leca, La Vie, 11 août 1994 »

« Accident de la route

Un automobiliste roulant de nuit, dans un épais brouillard, à environ 40 kilomètres à l’heure, heurte et, hélas ! blesse mortellement un cycliste circulant au milieu de la route en état d’ivresse. […] Voici pourquoi (Gazette du Palais du 20 janvier 1965) l’automobiliste se verra attribuer « l’entière responsabilité » de l’accident :
1. « Dans un pays de viticulture intensive, comme la zone de Mont-Saint-Emilion, il est fréquent de trouver sur la voie publique, en novembre, époque de la fin des vendanges, des individus en état d’ivresse »;
2. « L’habitué du pays où il réside ne pouvait ignorer cette particularité des routes de la région… »
Et voilà ! Il est donc tenu pour normal, en pays de vignoble, que la route appartienne en priorité aux titubations et aux zigzags de l’ébriété…
Mais alors, qu’on nous avertisse officiellement ! En Allemagne, ne voit-on pas, souvent, des panneaux annonçant « Cerfs sur 3 000 mètres », etc ? A quand, au bord de nos routes, pour nous inciter à rouler avec une prudence accrue, le panneau « Ivrognes sur 10 kilomètres » ?
Le Libérateur, septembre 1965 »

« L’arbre

L’arbre, en ville, est porteur de messages. Tout d’abord, en tant que symbole de la vie dans un paysage artificiel de béton, d’asphalte, de verre et de métal. Ensuite, par sa beauté née du contraste entre le vivant et l’inanimé. Mais il évoque également le silence dans un univers de bruit. Enfin, il devrait inspirer le respect de la vie, le mot respect n’étant pas pris ici dans le sens affaibli qu’il a aujourd’hui, mais dans celui de révérence, tel qu’Albert Schweitzer l’avait employé en espérant qu’il deviendrait, si l’homme s’humanisait, la base d’une morale nouvelle et d’un essor de l’humanité.
« La planète ça me regarde », septembre 1994 »

 

Catégorie : So Livres !
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